XVII
NAVIRES DE GUERRE

Bolitho pour la centième fois s’épongea le visage et regarda les matelots du Wakeful qui, alignés le long de la grande écoute, bordaient la grand-voile. Dans le vent glacial, les gabiers se hâtaient d’escalader les enfléchures, prêts à exécuter l’ordre suivant.

Le Wakeful avait rapidement évolué pour reprendre son cap initial : la corvette ennemie arrivait à leur rencontre, on pouvait la voir par la joue tribord. Elle avait l’avantage du vent mais cela ne changeait pas grand-chose, vu la faible puissance d’artillerie du Wakeful.

— A larguer le hunier !

Queely avait l’œil à tout ; son second, Kempthorne, lui manquait cruellement. Bolitho non plus n’arrivait pas à effacer de ses pensées l’image du jeune lieutenant dégingandé pivotant vers lui, un trou hideux ouvert dans la gorge. Il décolla la chemise trempée d’eau de mer qui lui adhérait à la peau : elle avait été repassée par Kempthorne, mort d’une balle destinée à Bolitho. Queely revint à l’arrière en toute hâte, haletant :

— Et maintenant, Monsieur ?

Bolitho avisa la yole amarrée en drome :

— Basculez-moi ça par-dessus bord !

Le bosco consulta Queely d’un regard, attendant confirmation de l’ordre.

— Exécution ! opina sèchement Queely.

Bolitho regarda les matelots soulever l’embarcation et la pousser au-dessus du pavois sous le vent. Comme tous les marins, ils répugnaient à se débarrasser de leur seule annexe, ils en concevaient même quelque frayeur. Bolitho le savait d’expérience : un équipage qui ne possède qu’une embarcation ne peut réagir autrement, quand bien même il est trois fois plus nombreux, car cette embarcation reste toujours leur dernière chance.

Queely comprenait cela, même s’il n’avait jamais eu à quitter un navire en catastrophe. Il expliquait :

— Vous verrez avant longtemps que nous avons à bord assez de bois qui vole en éclisses ! Pas besoin de garder en plus cette épave sur le pont.

Bolitho attendit. Le bosco s’éloigna pour aller réparer d’urgence un cordage décommis. Avec cette mer hachée et ce vent glacé, les meilleurs cordages étaient soumis à de terribles efforts. Du regard, Bolitho parcourut le pont :

— Faites monter tous les hamacs et amarrez-les autour du couronnement : cela protégera un peu les timoniers.

Inutile de préciser que les ponts resteraient, complètement dégagés, exposant le reste de l’équipage à une décharge de mitraille bien ajustée. Au moins son ordre donnerait-il de l’ouvrage pendant un moment à une équipe de matelots ; depuis qu’ils avaient assisté au naufrage du Snapdragon, les hommes avaient besoin de rester sans cesse occupés : la corvette ennemie approchait.

La Revanche était désormais hors de vue : elle devait s’éloigner au louvoyage. Chaque minute gagnée creusait la distance entre elle et la fumée dérivante qui marquait encore l’endroit où le Snapdragon avait creusé son trou dans l’onde amère.

Pendant la plus grande partie de l’engagement, la distance les avait : empêchés de suivre le déroulement du naufrage, mais la dernière bordée, qui avait achevé le cotre en dépit de ses vaines tentatives de porter des coups à l’ennemi, les avait tous bouleversés.

Bolitho vit qu’Allday veillait à la façon dont les matelots entassaient et amarraient les hamacs étroitement roulés. Pendant la bataille, le moindre morceau de toile offrait une impression rassurante de sécurité à ceux qui, par ailleurs, étaient complètement exposés.

Allday traversa le pont.

— Dans vingt minutes, Commandant, nous serons au contact.

Contrairement à son habitude, il ne cachait pas un certain désespoir :

— Mais comment diable ferons-nous pour mettre des coups au but ?

— Le Télémaque a envoyé ses bonnettes, Commandant !

— Bon Dieu ! Regarde-le marcher ! lança un autre.

Bolitho vit le troisième cotre qui faisait route bonnette sur bonnette, chevauchant les rangées obliques de crêtes écumantes ; les étages successifs de ses voiles majestueuses dominaient complètement la svelte carène ; son étrave et son gaillard d’avant s’élevaient à chaque lame avant d’enfourner dans les creux avec de grandes gerbes d’embruns tout blancs.

Bolitho déplia sa lorgnette et l’appuya sur l’épaule d’Allday. Il lui fallut un moment avant de cerner le Télémaque dans le champ de son objectif. Mais il remarqua immédiatement un sabord vide ; cela sautait aux yeux comme une dent manquante. Paice avait bien retenu les leçons de Bolitho : en ce moment même, il était en train de faire rouler sa deuxième caronade à bâbord ; ainsi les deux canons pourraient tirer simultanément.

Le français lit feu à nouveau, mais le boulet tomba hors du champ de vision de Bolitho. Étrange que la corvette ne modifiât pas son cap un moment afin de lâcher une bordée complète sur le cotre qui approchait. Un navire de guerre si petit ne possédait probablement pas de pièce de chasse à l’avant, mais l’intervalle séparant les deux bateaux diminuait rapidement : une bordée posément ajustée n’aurait pu manquer de mettre plusieurs boulets au but.

— Elle arrive sur nous, Monsieur ! hurla Queely.

Bolitho regarda de nouveau la corvette dont la carène, maintenant, était entièrement visible au-dessus de l’horizon ; son gréement élancé dominait le gaillard du Wakeful sur tribord. Le pavillon français claquait à la corne de brigantine : Bolitho était soulagé que Brennier n’eut pas à assister à ce spectacle.

— Dois-je réduire la toile, Monsieur ? demanda Queely.

Il attendait la réponse comme si elle avait pu le délivrer de toute menace.

— Non. Notre vitesse est notre seul atout. Restez sous les mêmes amures, puis mettez la barre au vent juste avant de croiser sa route. Nous pouvons lofer, mais seulement si nous avons de l’erre.

Il regarda les servants de pièces accroupis près de leurs canons :

— Je vous suggère d’ordonner aux servants de la batterie bâbord de changer de bord.

Leurs regards se croisèrent. Bolitho précisa doucement :

— Je crains de lourdes pertes si l’ennemi parvient à prendre notre pont en enfilade. Au moins le pavois au vent donnera-t-il aux garçons quelque protection.

Un coup de sifflet résonna et les servants des pièces bâbord se hâtèrent de traverser le pont, tous penchés comme s’ils essuyaient déjà le feu ennemi. Ils étaient tendus, inquiets ; ils semblaient vieillis prématurément sous la griffe de la peur.

Queely s’obligea à se tourner pour regarder la corvette :

— Pourquoi continue-t-elle tout droit ? demanda-t-il.

Bolitho se dit que le commandant du Wakeful connaissait la réponse : avec ce vent du nord glacial qui avait succédé aux chutes de neige fondue, tout le gréement courant de la corvette devait être bloqué par le gel. Sûr que le vaisseau français venait, de passer de longs mois au port, paralysé par les questions que la hiérarchie de la Marine pouvait, se poser quant au loyalisme de ses officiers ; son équipage ne devait pas être entraîné à ce genre de manœuvre. Celui du Wakeful n’avait guère plus d’expérience en la matière, mais tous ses matelots étaient bien amarinés. Bolitho ne jugea pas utile de préciser ses pensées à Queely. Inutile de lui donner des espoirs qui risquaient de se révéler vains à brève échéance. Si la corvette parvenait à mettre les deux derniers cotres hors de combat, ou à les couler, elle pouvait encore donner la chasse à la Revanche, et la rattraper avant qu’elle n’eût eu le temps de se mettre à l’abri.

Bolitho sentait en lui une détermination sans faille : leur seule raison d’être là, c’était de retarder le navire ennemi, quoi qu’il leur en coûtât.

A la lorgnette, il vit que le Télémaque brasseyait sa vergue de hunier ; sa coque s’engagea derrière celle de la corvette et disparut. Malgré les bruits de la mer et du vent, il entendit le crépitement d’un feu de mousqueterie, puis la détonation plus brutale d’une couleuvrine. Une double explosion retentit alors, et il supposa un instant que la corvette armait effectivement quelques pièces de chasse à l’arrière, et qu’elle avait tiré directement sur le cotre tandis que celui-ci, rapide, passait à raser le tableau du français.

— Peste ! grommela Queely. Il est fichtrement près.

Bolitho vit des torrents de fumée jaillir de la poupe de la corvette : Paice avait déchargé ses deux caronades sur l’arrière de l’ennemi. Si un seul de ces énormes boulets était parvenu à enfoncer le pont de batterie, où s’entassaient les servants des pièces, cela pouvait donner de l’ouvrage à l’équipage français et laisser au Wakeful le temps d’engager le combat à son tour.

Les pièces de six de Paice grondèrent. Un trou apparut dans le grand hunier de la corvette. Des manœuvres s’étaient rompues, qui flottaient à présent sous le vent du grand mât. Cependant, l’ennemi continuait sa route : Bolitho n’avait plus besoin de lorgnette pour distinguer les détails de sa pièce d’étrave, et la blanche figure de proue brandissant une sorte de branche.

— Parés sur le pont !

Queely se tourna brusquement, comme furieux ; il cherchait Kempthorne des yeux. Voyant que Bolitho le regardait, il haussa les épaules. Puis il dégaina son poignard et le tint au-dessus de sa tête :

— On tire au coup de roulis, garçons !

Bolitho surprit leurs expressions terrifiées et la façon dont ils faisaient corps : épaule contre épaule, ils se préparaient à affronter le feu de l’ennemi, et la mort.

La corvette était à présent au niveau de la hanche tribord du Télémaque ; ses tireurs d’élite, agenouillés sur le gaillard d’avant, avaient déjà ouvert le feu. L’un d’eux pour mettre en joue plus à l’aise, se tenait insolemment à cheval sur le bossoir.

Le premier coup de mousquet résonna au pied du mât du Télémaque. Bolitho vit le tireur français laisser glisser son arme dans la mer comme si elle lui brûlait les mains ; puis il bascula lentement et tomba la tête la première dans les eaux glacées.

— Joli tir, mon gars ! bougonna Allday.

Au moment où l’abordage semblait inévitable, les timoniers du Wakeful firent lofer leur bateau en grand ; dans le grincement des poulies, les matelots bordèrent l’écoute de trinquette et brasseyèrent la vergue de hunier ; le cotre serra rapidement le vent et s’écarta de la route de la corvette.

— Feu !

Les pièces de six chargées à double charge tonnèrent en désordre, leurs gueules crachant chacune une longue flamme orange tandis que les affûts bondissaient vers l’intérieur en faisant grincer leurs bragues.

— Tiens bon ! hurla Queely.

Quelques servants se disposaient à écouvillonner pour recharger, mais le lieutenant les arrêta d’un geste vif :

— Mettez-vous à l’abri !

Au milieu des torrents de fumée, le poignard de Queely lança un éclair quand il cria son ordre aux servants de la caronade :

— Feu quand vous voulez !

Le chef de pièce tira son aiguillette et le hideux canon au fût camus eut un brutal recul : le lourd boulet fit exploser le passavant de la corvette et pulvérisa une pièce de neuf en batterie à son sabord ; une gerbe d’éclisses et de fragments de hamacs déchiquetés jaillit au-dessus de la muraille.

Bolitho observa froidement la bordée que l’ennemi lâcha en retour : les deux attaques des cotres avaient désorganisé son tir, les explosions se succédaient en désordre.

Il se tendit : un boulet traversa la grand-voile du cotre avec un claquement sec, un autre coupa quelques manœuvres avant d’aller se perdre dans la mer, loin par le travers. Un des canons de la corvette était chargé à mitraille et Bolitho s’accroupit quand la charge explosa sur le pont principal, soulevant une gerbe de bordés déchiquetés et enfonçant le pave sous le vent, contre lequel les servants des pièces bâbord auraient dû s’abriter.

— Rechargez ! hurla Queely.

Il recompta fébrilement ses hommes ; pas un de touché. Avec la précision d’une dague, une longue éclisse s’était, fichée dans les hamacs, à côté des timoniers.

Le Télémaque réapparut sous l’autre bord de la corvette ; au moment où le Wakeful passa à frôler l’étambot de l’ennemi, tout son équipage vit l’autre cotre virer de bord vent devant pour reprendre place dans le sillage du français.

Le Wakeful eut besoin d’un peu de temps avant de virer de bord et de reprendre son cap : toute cette toile rendait la manœuvre difficile, c’était comme essayer de maîtriser un attelage emballé. La corvette les précédait, suivie par un cotre sous chaque hanche : on eût dit qu’ils voulaient l’escorter alors qu’ils cherchaient à prolonger rengagement.

Le commandant de la corvette ne semblait pas avoir l’intention de virer lof pour lof pour les affronter ; en revanche, les cotres ne pouvaient infliger le moindre dommage au vaisseau ennemi s’ils ne le rattrapaient pas ; et la prochaine fois, le commandant français serait prêt à les recevoir.

Bolitho regardait Paice se rapprocher insensiblement de l’ennemi et prêtait l’oreille aux coups de mousquet échangés par les deux navires de taille si inégale. Le Télémaque avait été sévèrement touché ; Bolitho, avant que le cotre ne change d’amures pour presser son attaque, avait aperçu un trou dans ses œuvres mortes, à moins d’un mètre au-dessus de la flottaison.

Le soleil, qui se reflétait dans les fenêtres arrière de la corvette, lançait des éclairs. Bolitho leva sa lorgnette pour déchiffrer le nom peint, au tableau : Foi. La figure de proue était une allégorie. A travers ses lentilles maculées, il distingua à la poupe des têtes qui se déplaçaient. Il remarqua l’éclair du tir d’un mousquet. Un officier brandit, son porte-voix. Bolitho observa également avec attention les lourdes avaries que les caronades de Paice avaient infligées au bas de la muraille du français ; eussent-elles frappé quelques dizaines de centimètres plus haut, elles auraient causé un massacre sur le pont de la corvette.

Il se raidit : deux fenêtres d’étambot de la corvette venaient de voler en éclats ; les débris tombèrent dans le sillage écumant du français. Pendant quelques instants, Bolitho avait cru qu’un coup au but avait, frappé l’ennemi ; mais il était évident qu’aucune pièce de Paice n’était encore battante.

Puis il comprit. Et il en fut horrifié. Une autre fenêtre s’était brisée. L’ennemi mettait en batterie des pièces de chasse : la gueule noire d’une pièce de neuf apparut à l’extérieur.

— Signalez au Télémaque de s’écarter !

Bolitho dut empoigner le bras de Queely pour se faire comprendre :

— Ils vont le pulvériser !

Le Wakeful était à plus d’une encablure sur l’arrière du Télémaque, et personne à son bord ne se souciait de suivre des yeux l’autre cotre.

Enfin, Paice agit : Bolitho vit pivoter les vergues, et la grand-voile soudain libérée se mit à faseyer avec violence. Paice, qui avait fait larguer la grande écoute, laissait la bôme tomber sous le vent pour courir vent de travers.

Bolitho était inquiet. Paice avait pris la décision qu’il jugeait, la meilleure : il perdait au vent. Mais il s’écartait de la route du Wakeful pour éviter de se trouver en route de collision avec lui.

— Nous allons l’engager par bâbord, ordonna sèchement Bolitho.

Il ne voulait quitter du regard ni les deux navires sur son avant, ni son propre gréement et son hunier bien gonflé. Le Wakeful semblait voler à la surface des vagues ; sous le poids de sa toile et de ses espars, son mât commençait à flamber, à prendre de l’arc vers l’avant.

Bolitho se détourna, et c’est à ce moment que la pièce de chasse de la Foi, gréée en toute hâte, ouvrit le feu :

— Rechargez à mitraille ! hurla Queely en se frottant les yeux. Nous sommes toujours manœuvrants, Monsieur.

Le Télémaque répondait encore à la barre, mais ses voiles étaient grêlées de perforations. Et quand il braqua de nouveau sa lorgnette, Bolitho distingua des cadavres sur le pont du cotre ; un homme tomba sur les genoux, comme en prière, avant de basculer.

Bolitho aurait voulu se détourner de ce spectacle, mais il remarqua encore deux minces filets rouge vif qui ruisselaient par les dalots et allaient, se mêler aux flots le long du bord ; il avait l’impression de voir le cotre saigner à mort, comme s’il n’avait plus à bord âme qui vive.

Quelques matelots du Wakeful suivaient la scène en regardant par-dessus le pavois ; les servants des pièces du bord opposé se hâtaient de rejoindre leurs camarades pour la prochaine salve. Bolitho observa :

— Il va leur falloir du temps pour recharger et pointer cette pièce avec le seul secours de bragues de fortune.

Il dévisagea calmement : Queely :

— Il faut les rattraper avant qu’ils n’aient le temps de nous tirer dessus.

Ils laissèrent porter en direction du Télémaque et Bolitho regarda les matelots haler comme des démons sur les drisses et les bras de vergue. D’autres, qui se hissaient tant bien que mal sur les enfléchures déchirées, montaient couper ou réparer les manœuvres endommagées.

Il reconnut un lieutenant près d’un tas de cordages coupés : Triscott. Et tout à l’arrière, près de la barre, se dressait la silhouette imposante de Paice. Le commandant du Télémaque avait glissé une main sous son habit. Peut-être était-il blessé. Mais cela avait quelque chose de rassurant de le voir à sa place, à l’arrière. Au moment où le Wakeful le dépassa, Bolitho vit Paice se tourner vers lui, laisser flotter son regard au-dessus des vagues mouvantes et soulever lentement son bicorne. Le geste était touchant ; plusieurs matelots du Wakeful y répondirent par des acclamations.

Allday se rapprocha de Bolitho, le sabre d’abordage sur l’épaule ; il regardait l’arrière de la corvette grossir au-dessus de la joue bâbord du Wakeful.

Avant de rencontrer Bolitho, il avait lui-même été chef de pièce à bord du vieux Resolution, et il était bien placé pour savoir que, s’ils dépassaient la corvette française, elle les écraserait sous le feu de sa batterie. Dans un engagement rapproché comme celui-ci, le Wakeful serait mis en miettes en quelques minutes ; la seule tactique envisageable pour retarder le navire ennemi était de se mettre dans une position où les caronades du cotre soient battantes à bout portant. Mais s’il restait sous la hanche de la corvette, elle finirait par le détruire avec ses pièces de chasse improvisées.

Allday vit : un fusilier marin français tirer un coup de mousquet ; la balle perdue claqua sur le pont, non loin de lui. Dans quelques minutes, chaque coup serait mortel. Il se tenait près de Bolitho : il voulait : faire sentir à son maître le réconfort : de sa présence quand les tirs deviendraient meurtriers.

— Jamais notre Tempest ne m’a autant manqué, dit Bolitho.

Il avait prononcé ces mots d’une voix si faible que c’est à peine si Allday l’avait entendue, par-dessus les bruits du vent et : de la mer.

Bolitho ajouta sur le même ton :

— Jamais je ne l’oublierai.

Allday lui adressa un regard sombre : de qui parlait-il ? Du Tempest ou de son grand amour, Viola ? Il entendit Queely crier ses ordres aux servants des pièces. Un mousse terrifié se précipita avec des gargousses pour les pièces de six. Un gabier de l’équipe de matelotage regardait fixement le pont, ses lèvres remuaient comme s’il était en prière ou répétait dans le vide le nom d’un absent.

Rien n’échappait à Allday, et pourtant il était ailleurs. Il se recueillait sur cette confidence de Bolitho.

Il releva le menton et vit bouger quelque chose aux fenêtres d’étambot de la corvette. La bataille serait de courte durée. Il regarda le ciel : « Mon Dieu, faites que ce soit rapide ! »

 

Les voiles du Wakeful étaient gonflées à éclater. Le lieutenant Andrew Triscott s’en détourna et posa son regard sur le pont. Il s’était cru prêt à toute éventualité, entraîné pour affronter l’inévitable quand il se présenterait, et voici qu’il lui fallait contempler, impuissant, la pagaille qui régnait sur le pont du Télémaque : gréement détruit, pièces de toile déchirées et roussies, et pire encore tout ce sang qui ruisselait jusque dans les dalots. Jamais il n’aurait cru voir tant de sang…

Ces hommes qu’il connaissait si bien ! Certains étaient morts, à présent. D’autres montraient un visage si déformé par l’agonie qu’ils en devenaient des étrangers. Il entendit la voix formidable de Paice dominer le bruit et la confusion :

— Dégagez les hommes coincés sous les canons !

Triscott hocha la tête, mais ne put formuler sa réponse ; il se laissait entraîner dans le sillage de Paice comme un homme qui se noie se cramponne à une épave flottant sur la mer. Il aperçut Chesshyre près de la barre. Deux timoniers étaient effondrés sur le pont : l’un haletait de douleur tandis qu’un matelot improvisait un bandage autour de son bras pour étancher l’hémorragie. Triscott, toujours paralysé, fut saisi d’un violent haut-le-cœur : le second timonier était décapité. Quant au haut-de-chausses de Paice, il était souillé par le sang et les éclats d’os.

Triscott, égaré, mit quelques secondes à se rendre compte que le bosco était devant lui, le visage noir de fumée, les yeux brillants comme des braises :

— Ça va, Monsieur ?

Il n’attendit pas la réponse pour continuer :

— Je vais rassembler quelques hommes.

Triscott se retourna. Il ne s’attendait guère à trouver de survivants à bord. Mais aux appels retentissants de Paice, des matelots sortirent de leur cachette. Le bosco, qui brandissait une énorme hache d’abordage, les houspillait, mêlant la voix et le geste. D’autres hommes s’extirpèrent de sous le gréement qui les écrasait : même face à la mort, ils obéissaient par peur, par habitude, ou tout simplement parce qu’ils ne savaient que faire d’autre.

Triscott quitta en titubant l’appui du pavois et vit que l’on passait par-dessus bord quelques cadavres couverts de sang. On descendait les blessés par la grande écoutille, ou à l’arrière jusqu’à la coursive. Il fallait les mettre en sécurité en ignorant cris et supplications. Triscott avait vu Paice saluer l’autre cotre d’un coup de chapeau ; il se demanda ou le commandant trouvait la force de rester à son poste quand son navire tombait en morceaux autour de lui.

Comme pour répondre à ses pensées, Paice lui cria de loin :

— Retournez vous occuper de l’artillerie, monsieur Triscott ! Pointez vous-même les caronades !

Triscott s’aperçut qu’il avait encore à la main le poignard offert par son père en récompense quand il avait obtenu le brevet de lieutenant. Il vit que l’on basculait par-dessus la lisse le cadavre du canonnier, un homme sévère mais dévoué, qui lui avait beaucoup appris quant au maniement de l’artillerie du cotre. Le voilà qui dérivait le long du bord, à présent, et s’écartait de la coque : plus jamais on ne le verrait aux exercices d’artillerie, les matelots ne l’entendraient plus tonner ses menaces. Triscott se fourra le poing dans la bouche pour ne pas éclater en sanglots.

Hawkins le rejoignit, et le rappela durement à son devoir :

— À vous le soin, Monsieur !

Il le fixa sans aménité :

— Nos pièces ne tarderont pas à être battantes à nouveau. Le Wakeful se rapproche de l’ennemi. Si nous n’en mettons pas un coup, cela ne servira à rien.

Triscott jeta à l’arrière un regard désespéré, en quête du réconfort qu’il y avait toujours trouvé.

— Aucun appui à chercher de ce côté-là, monsieur Triscott ! trancha impitoyablement Hawkins. Il est grièvement blessé.

Hawkins comprit que le lieutenant avait du mal à saisir la nouvelle situation. Il reprit :

— Le maître principal est mort de peur, il n’y a rien à en tirer.

Il recula d’un pas, sans prêter attention aux appels et supplications qui s’élevaient de tous côtés. Il fallait coûte que coûte que Triscott prît conscience de ses nouvelles responsabilités :

— C’est vous le second, Monsieur.

Triscott eut un dernier regard pour Paice qui, agrippé à l’habitacle du compas, gardait toujours une main sous son habit ; il avait les yeux étroitement fermés, ses dents se découvraient en un rictus atroce. C’est alors que Triscott vit que du sang ruisselait sur tout le côté gauche du haut-de-chausses de Paice, sortant de sous l’habit et coulant jusque sur le pont. Paice avait été touché au flanc. Hawkins dit :

— Il a un morceau de ferraille gros comme ces trois doigts planté entre les côtes. Bon Dieu, je lui ai proposé de le lui…

Il regarda le lieutenant et sa voix se brisa soudain :

— Alors, une dernière fois, Monsieur, à vous le soin ! Même si vous n’avez d’autre envie que d’aller vous réfugier dans les jupes de votre mère !

Triscott hocha la tête de façon saccadée :

— Oui, oui. Merci, monsieur Hawkins !

Il considéra tous ces visages tournés vers lui :

— Nous allons suivre le Wakeful par la contremarche et attaquer par…

Il hésita, essayant de se remémorer les leçons du canonnier mort.

— … par bâbord. Nous n’avons plus le temps de transporter les caronades sur l’autre bord.

Le bosco fronça les sourcils et lui toucha le bras :

— Nous y voilà !

Il se tourna vers tous les autres présents :

— Le lieutenant a dit que nous attaquerions par bâbord, expliqua-t-il en brandissant sa hache. Alors, préparez-vous, les gars ! Du monde à haler sur les bras !

De l’arrière, Paice constata le soudain remue-ménage ; certains blessés claudiquaient même jusqu’à leurs postes. La longue borne vibra sous la traction de la grand-voile toute perforée qui hésitait à prendre le vent à nouveau. Il se traîna jusqu’à la barre : les hommes de quart s’écartèrent pour lui faire place.

Il empoigna le timon poli par les mains des timoniers et sentit son Télémaque lui répondre : le gouvernail lui transmettait les vibrations de la mer. Il fut pris d’un étourdissement et sa tête retomba sur sa poitrine. Mais il puisa dans ses forces pour redresser le menton avec une détermination farouche.

« Dieu tout-puissant, quel carnage ! » Avait-il prononcé ces mots à voix haute ? Il ne s’en souciait pas. Son second était terrorisé, un tiers de son équipage était mort ou blessé ; deux canons étaient renversés, et il y avait tant de trous dans les voiles qu’ils auraient toutes les peines du monde à virer de bord quand le pire se produirait. Sa blessure le lançait à lui en couper le souffle, d’une douleur à chaque instant plus cruelle, au point qu’il croyait sentir la morsure d’un fer rouge. Il avait roulé son gilet et sa chemise comme pour faire un bouchon contre la blessure, mais le sang ruisselait jusque sur sa jambe, un sang chaud et gluant, quand le reste de son corps grelottait de froid.

— Comme ça, les gars !

Il regarda vers l’avant mais sa vue se brouillait : il ne réussit pas à lire le compas.

— Faites route en direction de sa hanche, ajouta-t-il d’une voix pâteuse.

— Le Wakeful y est presque ! cria Chesshyre.

Paice s’appuya lourdement sur la barre et gronda :

— Debout, mon garçon ! Vous allez continuer à vous cacher comme une femmelette apeurée ?

Chesshyre se remit tant bien que mal sur ses pieds et lui lança un regard furieux :

— Que Dieu vous damne !

— Oh, ça ! il a toutes les raisons de le faire !

— Toutes les pièces disponibles sont en batterie, Commandant ! hurla Triscott.

Paice espérait que les autres n’avaient pas compris à quel point Triscott était terrifié. Là était le vrai courage : craindre de montrer sa peur, plus que la peur elle-même.

Hawkins revint vers l’arrière en toute hâte et fut bouleversé au premier regard par la gravite de l’hémorragie et le teint terreux de Paice. Il lui dit cependant :

— Le Wakeful est sur le point d’engager le français, Commandant. Mais je pense qu’ils ont de nouveau leur pièce de chasse en batterie !

Paice hocha la tête, mais ne put prononcer un mot. Il haleta quelques instants, puis demanda :

— Que pouvez-vous voir à présent, monsieur Hawkins ?

Hawkins se détourna, les yeux brûlants. Il avait servi Paice plus longtemps que quiconque à bord, il le respectait plus que tout autre homme vivant. C’était atroce de le voir dans cet état, pire que d’assister au bombardement impitoyable qui avait éventré leur bordé de pont. Et le voilà qui perdait la vue à présent !

— Il s’approche de la hanche du français, expliqua Hawkins.

Il claqua des mains et cria :

— Ils mettent la pièce de chasse en batterie, Commandant !

Les deux explosions retentirent en même temps : la détonation plus sèche de la pièce de chasse fut presque couverte pat le tonnerre de la caronade qui cracha son feu à bout portant, au moment où le beaupré du cotre arrivait au niveau du tableau de l’ennemi.

— Alors ? demanda Paice.

Llawkins hésita :

— Je ne sais pas, Commandant… Le Wakeful laisse porter.

Il se sentait incapable de soutenir le regard de Paice :

— Son foc et sa trinquette ont été arrachés.

— Et l’ennemi ? Allons, parlez !

Hawkins vit que la caronade avait enfoncé les fenêtres d’étambot de la corvette ; la pièce de chasse devait être détruite. Par ailleurs, le navire français semblait intact, à l’exception de sa trinquette qui n’était pas bordée. Quelques matelots se hâtaient d’escalader les enfléchures. Il constata que le français, pour la première fois, commençait à changer de cap.

Incrédule, il hasarda d’une voix blanche :

— Je crois bien, Commandant, que son appareil à gouverner est hors d’usage.

Paice lui agrippa l’épaule et le secoua :

— Merci, grand Dieu !

Il regarda le pont jonché de débris.

— Parés partout ?

— A vos ordres, Commandant ! répondit Triscott du pied du mât.

Paice se força à sourire :

— Nous allons maintenant venir à bout portant. On ne va pas laisser à ces forbans le temps de gréer un gouvernail de fortune !

Hawkins le supplia :

— Vous ne voulez pas que je vous panse ?

Leurs regards se croisèrent ; Paice l’arrêta net :

— A quoi bon ? J’ai mon compte. Vous le savez comme moi.

Sa blessure le lança de nouveau, lui arrachant une grimace :

— Merci quand même. Je prie le Créateur pour qu’il vous soit donné, à vous, de voir le soleil se lever demain matin.

Hawkins se détourna vivement et brandit sa hache en direction des servants de pièce oisifs :

— A moi, garçons ! Parés à virer de bord lof pour lof !

Il crut entendre de faibles acclamations et quand il réussit à percer du regard les nuages de fumée qui s’effilochaient, il vit que le Wakeful continuait à abattre ; le bateau n’était plus manœuvrant à cause de la charge de mitraille qui avait déchiqueté son gaillard. Hawkins tourna sur ses talons et lança :

— Ils vous acclament, Commandant !

Puis, brandissant son chapeau, il encouragea ses hommes d’un geste large :

— Allons, les gars ! Trois hourras pour le Wakeful !

Ils devaient le prendre pour un fou, mais la mort rôdait, et cela en rassérénait plus d’un de le voir déployer tant d’énergie.

Hawkins se tourna vers l’arrière. Il y avait apparence que Paice n’assisterait ni à leur victoire ni à leur défaite.

 

Bolitho se laissa tomber à quatre pattes, comme assommé par le double tonnerre des coups de canon ; il avait senti la lourde charge s’écraser sur le gaillard et entendu les hurlements des hommes fauchés par la mitraille au moment précis où la caronade avait bondi en arrière sous l’effet du recul.

Puis la poigne de fer d’Allday s’était glissée sous son aisselle, et il s’était retrouvé sur pied. Queely lui tendit sa vieille épée, qu’un éclat de métal coupant avait détaché de sa ceinture.

Bolitho tâta du doigt son haut-de-chausses déchiré : la mort n’était pas passée loin. Il regarda l’arrière noirci du vaisseau ennemi : toutes les fenêtres avaient volé en éclats, le tableau était enfoncé comme un morceau de feutre humide ; la lisse de couronnement, pulvérisée, était méconnaissable.

— Il me semble, Monsieur, que nous avons touché son appareil à gouverner, hasarda Queely d’une voix rauque.

Le commandant du Wakeful jeta un regard désespéré à son chef d’escadre :

— Mais cela ne suffira pas, je pense…

Bolitho observait les petites silhouettes qui escaladaient en toute hâte les enfléchures de la corvette. Dès que le français serait arrivé à gréer un gouvernail de fortune, il pourrait reprendre le combat.

Portant ses regards sur le gaillard du Wakeful, il compta six morts et plusieurs blessés qui tentaient : en rampant de gagner un abri, ou que l’on emportait vers l’écoutille. Ils avaient l’air durement touchés. Aucun ne survivrait, sauf miracle. Les hommes de Queely mettraient plus d’une heure à gréer un nouveau foc et une nouvelle trinquette : de toute évidence, la quasi-totalité du gréement, à l’avant du mât, était détruite. La corvette désemparée était le jouet du vent : lentement mais irrésistiblement, elle s’écartait de sa route. A cette distance, elle serait bientôt en position convenable pour pilonner le Wakeful avec toute sa batterie, jusqu’à l’envoyer rejoindre le Snapdragon au fond de la mer.

— Voici le Télémaque, Commandant ! s’exclama durement Allday. Par le ciel, ils n’en ont donc pas pris assez ?

Bolitho vit que l’autre cotre à nouveau maîtrisait sa manœuvre, et qu’il se dirigeait vers la corvette à la dérive pour porter une autre attaque. Ses voiles étaient en lambeaux, son pavois et son gaillard d’avant semblaient, avoir été arrachés d’un coup par la morsure d’une mâchoire monstrueuse.

— Acclamez-les, monsieur Queely ! ordonna-t-il avec douceur. Je n’aurais jamais cru voir pareilles preuves d’héroïsme aujourd’hui.

Les acclamations qui retentirent au-dessus des vagues écumantes parvinrent, aux oreilles des équipages de l’autre cotre. Nul doute qu’elles lurent entendues aussi des marins français qui travaillaient à l’arrière de la Foi, et à qui leur commandant avait ordonné de faire feu avec quelques tragiques secondes de retard. On voyait, les fusiliers se ruer vers l’arrière pour tirer sur le cotre qui approchait ; mais quand ce dernier serait sous la hanche de la corvette, aucune des pièces de neuf du navire français ne serait battante.

Les deux caronades tirèrent à quelques secondes d’intervalle ; une pluie de débris dégringola de l’arrière, d’autres jaillirent à travers le pont. La force de l’explosion balaya des hommes du passavant, et quelques-uns tombèrent de la vergue de misaine.

Bolitho remarqua un détail insolite et jusqu’à en avoir mal aux yeux, fixa le gréement du vaisseau ennemi. Hallucination ? Possible, après ces terribles épreuves, l’horreur de la boucherie, la mort de tous ces hommes non préparés aux réalités d’un combat naval.

Il agrippa le bras de Queely :

— Il va tomber !

Queely, médusé, approuva de la tête.

Le grand mât de la corvette, encore retenu par quelques étais et haubans, commençait à prendre une quête anormale ; puis le poids des espars et la pression du vent, sur les voiles l’emporta et il bascula. Pendant les secondes qui précédèrent la chute, Bolitho observa la poignée de marins français que l’on avait envoyés dans les hauts pour libérer les manœuvres engagées dans les poulies à cause du gel : tous regardaient, vers le bas, comprenant trop tard qu’il n’y aurait plus pour eux ni issue ni survie.

Les principaux cordages du gréement dormant, cassaient les uns après les autres avec des claquements pareils à des coups de pistolet. Le mât versa par-dessus bord, retenu le long de la muraille par les bas haubans et par un enchevêtrement de cordages dont le poids dans l’eau rendait toute évolution impossible.

Bolitho nota la confusion créée par cette catastrophe : il savait que les derniers tirs du Télémaque avaient dû aggraver des avaries causées précédemment par la caronade de Queely. Ce dernier, les yeux flamboyants, regarda le pont de son navire. Le dévorait une soif de vengeance, à cause de Kempthorne et de tous les autres tués et mourants, à cause du Snapdragon, à cause enfin de ce que l’ennemi avait fait de son navire.

— Nous pouvons encore venir à bout portant, Monsieur, proposa-t-il d’une voix tendue. Maudits soient-ils ! Ils ne pourront pas faire route avant la tombée de la nuit.

— Le Télémaque s’éloigne, Commandant ! lança le maître de manœuvre, inquiet.

Il hésita un instant, comme s’il était de la même humeur que Bolitho.

— Il a mis son pavillon en berne, Commandant.

Au-dessus de l’eau traînaient des écharpes de fumée, mais Bolitho vit distinctement le Télémaque virer de bord pour s’éloigner de son adversaire.

Ainsi, Jonas Paice était mort. Après tant de souffrances, ou peut-être à cause d’elles, il reposait enfin.

— Assez de carnage, déclara-t-il fermement. Ne souillons pas notre nom en massacrant un ennemi impuissant.

Ses yeux gris s’attardèrent sur l’autre cotre, durement touché. On ne distinguait plus, au-dessus du pavois, la haute silhouette familière de Paice. Au moment où il les avait, salués d’un grand geste lent de son bicorne, il était déjà touché à mort.

— Surtout, je ne voudrais pas salir la mémoire du lieutenant Paice. C’était un homme d’honneur, un grand marin.

Queely l’écoutait, morose, les épaules affaissées par le poids de la bataille. Bolitho le regarda et poursuivit :

— Nous avons sauvé Brennier et son trésor.

Il n’eut même pas un dernier regard pour la corvette à la dérive qui, un moment plus tôt, était si près de les massacrer.

— Un tel échec, le commandant de ce vaisseau va le payer assez cher. A quoi bon ouvrir le feu sur ces hommes sans défense ?

Il vit qu’Allday le regardait, les mains croisées sur la garde de son sabre d’abordage.

— Dès que nous pourrons venir bord à bord, je me rendrai sur le Télémaque. J’en prendrai le commandement et vous enverrai une remorque.

— Vous voulez dire, Monsieur, que vous en prendrez le commandement… personnellement ?

Bolitho sourit tristement :

— Cette fois, monsieur Queely, c’est à moi qu’échouera cet honneur.

Un peu plus tard, tandis que le Wakeful était pris en remorque, Bolitho s’avança jusqu’à l’arrière du Télémaque et debout près de la lisse de couronnement, observa en détail les avaries de son cotre préféré. Les taches de sang témoignaient des souffrances du navire-un navire à bord duquel avait commencé la dernière phase de sa carrière.

La dépouille de Paice avait été descendue dans sa cabine et déposée sur une bannette. Hawkins, le bosco, avait demandé si le corps de son commandant devait être immergé avec ceux des autres victimes.

— Non, monsieur Hawkins, avait répondu Bolitho. Il sera enterré aux côtés de sa femme.

A en croire l’expression qui se peignit sur ses traits, le bosco était touché par l’attention.

A ces événements qui se succédaient trop rapidement pour lui, Allday assistait en spectateur muet.

Le ciel était plus bleu encore qu’au moment où il lui avait adressé une prière, mais pour le moment, son cœur se fermait à toute sensation.

Il ne sortit de sa stupeur qu’au moment où il entendit Bolitho murmurer :

— Regarde là-bas, vieux frère. Et dis-moi ce que tu vois.

Allday leva lentement les yeux, inquiet de ce qu’il allait découvrir. Puis, il répondit d’une voix faible :

— Des falaises blanches, Commandant.

Bolitho hocha la tête. Il voulait partager cet instant avec son patron d’embarcation, et avec Paice.

— J’ai bien cru ne jamais les revoir.

Le visage d’Allday se fendit d’un sourire inattendu :

— Pour sûr, Commandant !

Ce même soir, quand retentirent les huit coups de cloche de la fin du quart, ils aperçurent la silhouette ténébreuse du château de Douvres.

Sur les trois petits navires, deux étaient de retour.

 

Toutes voiles dehors
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